Eyes wide shut

Eyes wide shut
Titre original:Eyes wide shut
Réalisateur:Stanley Kubrick
Sortie:Cinéma
Durée:159 minutes
Date:15 septembre 1999
Note:

Peu de temps avant Noël, le médecin William Harford et sa femme Alice se rendent à la fête organisée chaque année par Victor Ziegler, un patient de William. Au fil de la soirée, les suppositions d’infidélité vont bon train. Le climat lourd de soupçons au sein du couple se décharge le lendemain, lorsque Alice confesse à son mari qu’elle avait eu des fantasmes très concrets sur un officier marin l’année précédente, une pensée qui aurait pu détruire leur mariage. Abasourdi, William s’enfonce dans la nuit à New York, en proie à la moindre tentation charnelle.

Critique de Tootpadu

Stanley Kubrick ne compte pas parmi nos réalisateurs de chevet, auxquels nous vouons un culte inconditionnel, comme cela peut être le cas pour John Ford, Jean Renoir et Alfred Hitchcock. Il maîtrise certes à la perfection les dispositifs de l’expression cinématographique, mais derrière cette bravoure formelle, c’est la mécanique du cerveau qui se fait ressentir et pratiquement jamais le battement du cœur. Le cinéma selon Stanley Kubrick dissèque sans merci les failles de notre civilisation, voire de notre nature humaine, et il le fait avec un sang froid qui nous met plus mal à l’aise qu’il nous enthousiasme. Ce dernier film d’une illustre filmographie, qui avait largement privilégié la qualité à la quantité, mène cette réflexion nihiliste à son comble, par le biais d’un conte moral qui est l’ultime chef-d’œuvre de son créateur.

Eyes wide shut a beau ne pas avoir été tourné aux Etats-Unis, c’est un règlement de compte féroce avec l’hypocrisie et l’artifice américains en général, et la pudibonderie de ses valeurs morales en particulier. Peu de temps avant que Lars von Trier n’allait s’attaquer directement aux pieds d’argile du colosse américain, Kubrick nous montre déjà d’une façon hautement perspicace à quel point cette culture si bien pensante court à sa perte, dès qu’elle doit affronter ses propres fantasmes. Le cheminement du protagoniste, qui s’engouffre dans un abîme après l’autre au fil d’un récit, qui paraît comme un long cauchemar sans fin tant les rares séquences de jour n’ont aucune emprise sur le ton suffocant de l’ensemble, aboutit dans le meilleur des cas à la certitude que seule la franchise absolue pourra encore sauver son couple, en très mauvaise posture.

Sauf que même ses aveux larmoyants ne changeront rien au vice de fabrication initial de cette union si respectable, qui est bien entendu le symbole du foyer américain par excellence, solide et rassurant. La confusion flagrante entre le sexe et l’amour, entre l’érotisme et le maintien d’un ordre moral auquel plus personne ne répond, est ainsi le thème en filigrane de cette histoire qui nous séduit aussi par son approche éminemment adulte. La narration ne s’y permet aucune facilité ou presque, à l’exception de la deuxième moitié du film – le retour après la perte de l’innocence sur les lieux du crime supposé de lèse-naïveté – qui a légèrement tendance à ressembler à un fourre-tout de perversions, plus ou moins politiquement correct. C’est notamment l’inclusion très passagère de l’homosexualité dans la séquence de l’interrogatoire du réceptionniste qui dénote, plus parce qu’elle peut être interprétée comme un clin d’œil guère subtil aux rumeurs qui courent depuis toujours sur le compte de Tom Cruise qu’en tant qu’ouverture du champ des tentations auxquelles le héros malmené aura appris à ne plus céder.

Certains décors du film, comme l’appartement à la fois somptueux et claustrophobe de Ziegler, nous renvoient sans détour à Shining. Pour cette vision-ci, nous retenons par conséquent la piste d’interprétation du film d’horreur sur les mœurs américaines comme principal niveau de lecture pour cette œuvre foisonnante, qui en décèle un nombre incalculable d’autres voies d’analyse, plus stimulantes les unes que les autres. Stanley Kubrick a donc tiré sa révérence avec un film magistral : le dernier chapitre, plus noir et déprimant que les précédents, de son épopée sur le désenchantement avec les Etats-Unis, cette culture qui prétend briller comme le phare de la philosophie suprême du rêve américain, qui cache pourtant en son sein un rapport pour le moins complexé avec la sexualité au sens large du terme.

 

Revu le 1er juillet 2013, à la Cinémathèque Française, Salle Henri Langlois, en VO

Note de Tootpadu:

Critique de Noodles

Rédiger la critique d'un long-métrage de Stanley Kubrick n'est certainement pas une mince affaire, ne serait-ce que parce que, contrairement à Tootpadu, cette légende du cinéma compte bien parmi nos réalisateurs préférés. Qu'il s'agisse de la science-fiction avec 2001, l'Odyssée de l'espace (1968), de la fresque historique avec Barry Lyndon (1975), ou encore du film d'épouvante avec Shining (1980), ce génie a toujours mis un point d'honneur à renouveler le genre qu'il explorait, à en chambouler toutes les règles. A chacun de ses films, le cinéaste a placé la barre tellement haut qu'il en est presque difficile d'émettre un jugement sur une œuvre aussi riche et complexe.

Sa filmographie très hétéroclite semble néanmoins trouver un fil conducteur. En effet cette oeuvre, qui est sans doute l'une des plus grandes de toute l'Histoire du septième art, tourne principalement autour de deux grands thèmes. Des thèmes qui sont déjà annoncés par le titre de son premier long-métrage, très rapidement renié par son auteur : Fear and Desire (1953).

La peur et le désir, quelles autres notions pourraient mieux caractériser le dernier chef-d'oeuvre du maitre ? On connait bien le goût de Kubrick pour les scénarios adaptés de sources littéraires, et Eyes wide shut n'échappe pas à la règle puisque l'histoire qu'il nous narre est tirée de La Nouvelle rêvée d'Arthur Schnitzler, publiée en 1926. Transposant ce récit sulfureux dans un New-York contemporain, le film met en scène le couple hollywoodien le plus en vogue au moment de sa sortie : Tom Cruise et Nicole Kidman. Le thème du désir sexuel est évoqué dès le tout premier plan dans lequel Alice, de dos, se dévêtit.

Cependant, dans Eyes wide shut, ce sont bien les facettes les plus sombres de la sexualité qui sont explorées. Tout tourne ici autour du fantasme inavouable mais pourtant avoué, avec ces révélations qui feront naitre en Bill le désir de se plonger au coeur de l'inconnu et de céder à ses tentations. Le film est alors une progressive destruction de l'image que renvoie le couple d'apparence parfaite dans les premières séquences. Tom Cruise est parfait dans le rôle de cet homme rapidement dépassé par les évènements, s'enfonçant chaque seconde un peu plus dans les abîmes d'une odyssée labyrinthique et pessimiste.

Ce qui fait la particularité d'Eyes wide shut au sein de l'oeuvre kubrickienne, c'est sans doute son caractère éminemment onirique. Le cinéaste s'amuse ainsi à rendre trouble la frontière entre rêve et réalité. Parfois, cet aspect onirique est clairement explicite, comme lors de cette brève scène dans laquelle Bill imagine sa femme commettant un acte d'adultère. Eyes wide shut prend alors une dimension très freudienne, Kubrick revendiquant pleinement son intérêt pour les théories du fondateur de la psychanalyse. Le reste du film parvient à nous procurer la sensation de flottement dans une sorte de rêve éveillé. Avons-nous parlé de rêve ? Non, il s'agit plutôt ici d'un long cauchemar, atteignant son climax lors de la séquence centrale du film : celle de l'étrange et inquiétante cérémonie rituelle suivie d'une orgie charnelle.

Cette séquence, au même titre que le reste du film, est visuellement superbe et mise en scène de manière brillante. Après tout, il ne s'agit là que d'une énième et ultime démonstration du talent dont Kubrick a toujours su faire preuve en matière de réalisation. Dans Eyes wide shut, peut-être même davantage que dans ses précédents long-métrages, la composition du cadre témoigne du sens aigu de l'esthétisme et de l'extrême précision du cinéaste. Inutile de répertorier tous les éléments qui contribuent à faire d'Eyes wide shut une réussite au niveau formel. Peut-être pouvons-nous au moins relever le jeu visuel du jaune, du bleu et du rouge, dans ce film où les couleurs ont une symbolique très forte.

Comment clore la filmographie de Stanley Kubrick d'une meilleure manière que par un tel chef-d'oeuvre ? Il s'agit là d'une cruelle conclusion qui met un terme à la longue réflexion cinématographique qu'il a mené à travers ses treize long-métrages. De Fear and Desire à Eyes wide shut, la boucle est bouclée, sans pour autant que cet ultime film ne permette d'éclaircir l'énigme Kubrick. Au contraire, cette œuvre tout en suggestion et en interprétations multiples se refuse à livrer la moindre explication au spectateur, et s'achève simplement sur cette réponse terrible mais surtout salvatrice prononcée par Nicole Kidman lorsque Tom Cruise lui demande ce qu'il y a de si urgent à faire après toute cette sombre histoire : « fuck ».

 

Revu le 16 Mai 2014, à la filmothèque du Quartier latin, salle Marilyn, en VO.

Note de Noodles: