Cutter's way

Cutter's way
Titre original:Cutter's way
Réalisateur:Ivan Passer
Sortie:Cinéma
Durée:109 minutes
Date:10 février 1982
Note:

Richard Bone enchaîne les rencontres sans lendemain avec des femmes plus âgées que lui. Il est de retour d’un de ces rendez-vous sexuels, quand sa voiture tombe en panne, en pleine nuit et sous la pluie. Richard espère de l’aide d’un conducteur qui s’arrête près de lui, mais qui l’aurait presque renversé en quittant les lieux. Au petit matin, les éboueurs trouvent le corps d’une adolescente près de la voiture abandonnée de Richard. Alors que ce dernier n’est entendu qu’en tant que témoin, il finit par reconnaître lors d’un défilé le suspect : le puissant homme d’affaires J.J. Cord. Le meilleur ami de Richard, le vétéran Alex Cutter, compte bien faire chanter l’assassin présumé.

Critique de Tootpadu

Rarement un film a mieux reflété la transition entre les années 1970 et la décennie suivante que celui-ci. Les vestiges du passé y coexistent avec les signes annonciateurs d’un état d’esprit, qui anéantira à peu près tout ce qui rendait si irrésistible, d’un point de vue américain, l’époque du libertinage sous le signe du traumatisme de la guerre du Vietnam. Cutter’s way ne tente pourtant pas le grand écart entre ces deux courants diamétralement opposés, autant en termes d’idéalisme que d’esthétique. C’est au contraire un film plutôt intimiste et avant tout fidèle au ton doucement mélancolique que la narration de Ivan Passer impose sans jamais forcer le trait. Les deux personnages principaux ont beau y être les représentants d’un style de vie dépourvu du moindre point en commun, leur relation conflictuelle se nourrit admirablement de cette incompatibilité pour mieux sonder les profondeurs de l’âme humaine. Ce qui ne signifie nullement que le récit cultive des ambitions éthiques disproportionnelles. Il réussit juste à tirer profit d’une intrigue policière nébuleuse pour dresser des portraits poignants de deux hommes et d’une femme, qui ne profiteront jamais des bienfaits supposés du rêve américain.

A commencer par Richard Bone, un gigolo totalement irresponsable, qui se laisse porter au gré des vagues plutôt que de donner une direction claire et réfléchie à son existence. Chez ce bon vivant à la fois charmant et superficiel se dessine d’ores et déjà la philosophie néfaste des profiteurs sans scrupules de l’ère Reagan, des parasites du système qui laisseront les autres porter le chapeau pour leurs méfaits. Si ce perdant suave hésite avant de participer au chantage, c’est moins par conviction que, justement, à cause du manque de repères dans son quotidien de boulet, déguisé en artiste de survie. C’est un rôle qui sied parfaitement à Jeff Bridges, un acteur qui nous paraît toujours cacher un peu son jeu, au point de garder une part d’ombre derrière laquelle on soupçonne moins de la méchanceté manichéenne qu’une peur viscérale de ne pas être à la hauteur de ce que l’on attend de lui.

Dans le domaine des anti-héros, le pendant ténébreux de Bone est encore plus tortueux. La raison pour laquelle il reste fidèle à son ami invalide et rancunier jusqu’à l’obsession n’est d’ailleurs explicitée à aucun moment. Peut-être est-ce simplement pour être proche de sa femme Maureen, le genre de partenaire pragmatique qui aurait pu lui servir de boussole dans sa vie de vagabond. Toujours est-il que Alex Cutter constitue le grain de folie qui confère sa saveur à l’intrigue. Dans sa chair, il porte les séquelles de sa jeunesse de guerrier sanguinaire, tel le rappel constant et douloureux que l’Amérique ne pourra pas continuer à nier son passé honteux. Contrairement à Bone, dont l’apparence ne connaît pas les ravages de l’âge, Cutter est profondément marqué, physiquement et psychologiquement, par les errements personnels et collectifs des années ’70. La quête du coupable, qui s’apparente de plus en plus à une vengeance motivée par sa propre logique, est aussi pour lui une façon d’expier, voire de s’investir corps et âme dans sa dernière chance de réhabilitation, quitte à ce qu’elle prenne tôt ou tard un tournant suicidaire.

Et puis, entre ces deux hommes très différents, qui ne sont pourtant que les revers de la même médaille d’une Amérique en proie au doute, se situe une femme. La dynamique scénaristique n’aurait facilement pu lui réserver qu’une place anecdotique. Mais grâce à la mise en scène subtile et au jeu sans fausse pudeur de Lisa Eichhorn, sans oublier le thème musical touchant de Jack Nitzsche, Mo devient le centre vital d’un film à l’antipode d’une intrigue policière classique. Car cette épouse, qui attend avec un esprit de sacrifice remarquable que son mari infirme retrouve goût à la vie, ne contribue strictement rien au dénouement de cette poursuite forcenée d’un coupable tout désigné. Elle apporte cependant une chose infiniment plus précieuse : de la fragilité désarmante dans un univers peuplé sinon par des hommes brisés, qui éprouvent un mal considérable à reconnaître leurs failles, apparentes ou plus discrètes.

 

Vu le 25 juin 2014, au Reflet Médicis, Salle 1, en VO

Note de Tootpadu: