Juliette ou la clef des songes

Juliette ou la clef des songes
Titre original:Juliette ou la clef des songes
Réalisateur:Marcel Carné
Sortie:Cinéma
Durée:93 minutes
Date:18 mai 1951
Note:

Michel est en prison, Il ne trouve pas le sommeil, obsédé par son rendez-vous manqué avec Juliette. Quand il s’assoupit finalement, il rêve d’un village étrange dont les habitants n’ont aucun souvenir de leur passé. Michel y part à la recherche de Juliette que tout le monde prétend connaître, mais qui reste introuvable. Mais le jeune voleur n’est pas le seul homme en quête d’amour, puisqu’il devra bientôt se disputer les faveurs de l’élue de son cœur avec un châtelain au dessein machiavélique.

Critique de Tootpadu

A la recherche d’un amour impossible dans un village hors du temps : le sujet de ce film français anticipe en quelque sorte celui de Brigadoon de Vincente Minnelli, tourné trois ans plus tard. A l’exubérance des couleurs dans la comédie musicale américaine répond ici un rythme plus enchanté, pas loin du conte de fées, qui préserve en même temps quelques éléments du réalisme poétique pour lequel Marcel Carné avait été célèbre au cours de la décennie précédente. Un mélange plutôt réussi, puisque cette aventure mi-fantastique, mi-romantique ne force le trait dans aucun de ces domaines – la musique emphatique de Joseph Kosma mise à part – pour laisser au contraire le spectateur sur une note joliment ambiguë. Alors que le dispositif onirique est explicitement revendiqué dès le départ, le véritable enjeu de Juliette ou la clef des songes ne serait pas le décalage entre le rêve et la réalité, mais une drôle de subjectivité qui finit par tout relativiser.

Faute de souvenir de qui ils sont, la plupart des personnages se trouvent dans un état de flottement existentiel, dont le côté bienheureux tourne vite au cauchemar. Le protagoniste n’est guère mieux loti, puisqu’il devra se conformer à cet étrange statu quo, pris au piège d’un éternel présent. Car qu’est-ce que l’amour, sinon un ensemble d’histoires vécues conjointement, un présent baigné dans l’harmonie, voire la passion, ainsi qu’un avenir rempli de projets communs. Par l’intermédiaire du rêve prémonitoire, Juliette et Michel sont condamnés à tourner en rond dans un cercle vicieux, qui ne leur réserve aucune quiétude durable. Ils se fabriquent certes des souvenirs artificiels, inspirés par de vieilles fripes qu’un marchand opportuniste cherche à leur vendre en guise de symboles de vacances jamais passées ensemble. Mais l’oubli les guette à chaque instant, à l’image du constat amer du prisonnier au début du film, qui considère qu’il est incarcéré pour effacer toute son existence aux yeux de ceux qui continuent à vivre normalement, de l’autre côté des barreaux.

Il serait sans doute abusif d’extrapoler ce penchant vers l’amnésie, soit en y voyant une répercussion indirecte du besoin collectif de faire abstraction des horreurs et des privations de la guerre, soit en y décelant d’une façon plus contemporaine les signes avant-coureurs d’une société vieillissante, où la pathologie fort répandue de la sénilité procéderait d’elle-même à la disparition du passé. Toujours est-il que le traitement de cette thématique universelle s’avère particulièrement poignant dans le cadre d’un film imbu d’une innocence totalement fausse. Puisqu’il ne peut s’attendre qu’à une place de subalterne dans la vie réelle, le personnage principal opte in extremis pour un retour vers l’au-delà rêvé, en dépit des avertissements et du bonheur très fragile qu’il y avait vécu la première fois. En tant qu’élan d’évasion, cette décision en dit long sur le pessimisme social du début des années 1950 en France, qui n’autorisait même plus le héros malheureux de mourir tragiquement, mais en gardant au moins sa noblesse d’âme intacte.

 

Vu le 26 juin 2014, à la Cinémathèque Française, Salle Henri Langlois

Note de Tootpadu: