Love is strange

Love is strange
Titre original:Love is strange
Réalisateur:Ira Sachs
Sortie:Cinéma
Durée:95 minutes
Date:12 novembre 2014
Note:

Ben et George vivent en couple depuis près de quarante ans. Dès qu’ils ont la possibilité légale de se marier, ils franchissent le pas. Mais au retour de leur voyage de noces, George se fait soudainement licencier de son poste de professeur de musique à une école privée catholique. Face à cet imprévu financier, ils sont contraints de vendre leur appartement au cœur de New York. En attendant de trouver un logement moins onéreux, ils sont hébergés chez des amis gays pour George, et chez son neveu et la famille de celui-ci pour Ben. Cette séparation provisoire rend toute vie commune sensiblement plus difficile.

Critique de Tootpadu

Un vilain coup de discrimination n’est que le point de départ pour ce film extrêmement touchant de Ira Sachs. Par la suite, la précarité qu’il engendre peut être commune à tous les vieux couples, peu importe leur orientation sexuelle. Le renvoi presque gêné de l’enseignant parce qu’il s’est marié avec un homme constitue même la seule manifestation de préjugés rétrogrades au sein d’un film, qui ne fait pas non plus son fer de lance des éventuelles idées progressistes à ce sujet. Tout le monde sait quel genre de relation les deux personnages principaux entretiennent et strictement personne ne s’en offusque. Ce n’est pas leur vie commune qui pose problème dans Love is strange, mais le fait qu’ils ne sont plus dans la possibilité matérielle de la maintenir correctement. Ils ont la chance de ne pas être complètement démunis, puisqu’ils peuvent compter sur leur entourage pour les dépanner. La dégradation progressive de leurs conditions de vie aura cependant des conséquences graves sur l’intimité de ce couple, qui aurait dû entamer après le mariage tardif sa période la plus harmonieuse et épanouie.

Contrairement à son film précédent, une histoire assez crue et déplaisante sur le milieu gay contemporain, Ira Sachs privilégie ici un regard plus sobre et subtil sur des petites situations du quotidien, qui en disent long sur le malaise que Ben et George éprouvent faute de logement. La joie de leur fête de mariage, condensée dans le discours de Kate, la femme du neveu de Ben, qui chante les louanges d’une relation si parfaite et si durable, tourne vite au cauchemar d’une existence sans point d’appui. Les solutions d’urgence se transforment vite en embarras permanents, desquels aucun des maris ne peut s’extraire. L’envie ne leur manque certes pas de retrouver un chez soi autonome, plutôt que d’importuner la famille proche déjà suffisamment à cran psychologiquement ou de sentir constamment le décalage de l’âge par le biais d’une suite ininterrompue de fêtes de jeunes autour du canapé qui est censé servir de lit de fortune. Mais il faudrait de la souplesse et du temps pour tenter de retrouver un nouvel équilibre. Ces deux luxes peuvent paraître bénins lorsqu’on est jeune et sans attaches. Ils constituent cependant un défi considérable pour quiconque se préparait déjà à une fin de vie tranquille.

L’accomplissement principal de ce film à la fois doux et cruel est d’affronter courageusement la banalité de sa prémisse, tout en soulignant avec adresse à quel point elle sape les fondements mêmes d’une relation qui vit là son ultime mise à l’épreuve. En l’absence l’un de l’autre, de ses tics comportementaux étrangement réconfortants que l’on connaît par cœur au bout d’une vie partagée depuis des lustres, ce mariage modèle se désagrège en toute discrétion. Leurs hôtes se rendent seulement compte du désarroi de Ben et George quand il est déjà presque trop tard. Le côté déplaisant de cette entraide amicale est en effet qu’elle met à jour la protection féroce et égoïste du petit confort de chacun, communément appelé la sphère privée. Celle qui réagit de la manière la plus naturelle à la présence de l’oncle gentil mais beaucoup trop bavard est Kate, interprétée brillamment par Marisa Tomei.

Ce n’est pourtant pas sur elle que se clot le film. Après une deuxième éllipse importante, survenue au fil d’une narration très à l’aise dans l’aménagement de ces petites suspensions dans le temps qui excluent les événements au fort potentiel mélodramatique, l’accent se déplace définitivement sur Joey, le fils adolescent de Kate. A la fin d’un cercle romantique, ce dernier passe ainsi le relais à un nouvel amour naissant, qui se déplace main dans la main – ou presque – vers le coucher de soleil à New York. Grâce à la mise en scène sophistiquée de Ira Sachs, qui fait peut-être un peu trop souvent appel à la mélancolie estampillée Chopin, ce drame social nous affecte profondément, tout en nous inspirant un fort sentiment de reconnaissance : celle d’avoir pu vivre par procuration cinématographique cette belle et triste histoire d’amour gay dépourvue de la moindre rancœur et celle d’en tirer malgré tout un certain optimisme à travers la certitude que la vie continue, sans garanties mais avec plein d’opportunités.

 

Vu le 13 septembre 2014, au Casino, Deauville, en VO

Note de Tootpadu: