Master of the Universe

Master of the Universe
Titre original:Master of the Universe
Réalisateur:Marc Bauder
Sortie:Cinéma
Durée:92 minutes
Date:26 novembre 2014
Note:

Rainer Voss a fait carrière dans le monde financier allemand. En tant que banquier d’affaires, il a vécu tout au long de son parcours professionnel les évolutions du marché, de la libéralisation à outrance des années 1980 jusqu’à la crise actuelle. Cette expérience exceptionnelle, acquise au fil de différents postes de responsabilité au sein des plus grandes banques européennes, il la partage à travers des confessions intimes, sur fond des tours gigantesques du quartier des affaires à Francfort.

Critique de Tootpadu

Le monde de la finance ne nous inspire pas confiance. Les sommes d’argent qui y transitent chaque jour sont si exorbitantes qu’en comparaison, notre propre pouvoir d’achat de pauvre particulier salarié ne fait nullement le poids. Il serait pourtant dangereux de rejeter en bloc un univers dont les agissements exercent une influence directe sur notre existence : d’une façon plutôt anecdotique parce que nos modestes économies ne rapportent plus un rond d’intérêts, et plus sérieusement à cause de notre survie matérielle mise en péril au cas où l’économie française s’écroulerait. Cette guerre des chiffres, qui fait rage en ce moment sur les marchés internationaux, où elle prend à tour de rôle la forme d’une dette, de l’inflation ou d’un rating, de nombreux documentaires ont déjà tenté de la rendre plus palpable ces dernières années, où les nouvelles économiques – toutes désastreuses du côté de la France – ne quittent plus la une des journaux. Le pari osé de Master of the Universe est de tenter le grand écart entre un destin individuel et l’explication sans exemple concret de la globalité des principaux mécanismes financiers et professionnels a priori difficiles à comprendre pour le spectateur lambda.

Pour y parvenir, le ton est d’emblée donné, avec ce rapprochement entre le travail des nuits entières pour peut-être un jour évoluer dans la boîte et l’obéissance aveugle sur laquelle se base la hiérarchie militaire. Dans ce contexte hautement concurrentiel, l’heure n’a jamais été à la complaisance ou au raisonnement censé, mais au sacrifice, le temps d’une vie, pour le bénéfice d’une banque, qui se débarrasse de ses employés sans le moindre remords au prochain changement de stratégie. Rien que l’aperçu de ces mécanismes professionnels fait froid dans le dos, puisqu’il démasque le métier de banquier comme une sorte de secte, avec ses propres règles et surtout un faux mouvement de renouvellement consanguin qui exclue de plus en plus un point de vue détaché sur l’existence. Rainer Voss en a visiblement fait les frais, avec une vie de famille très rudimentaire et une vie privée volontairement cannibalisée par sa soif de réussir dans son domaine. L’une des rares fois où il se refuse à donner plus de détails est en effet lorsque le réalisateur cherche à creuser davantage du côté d’éventuels regrets, qui lui seraient venus rétrospectivement quant à ses manquements de mari et de père de famille.

L’autre fois est quand il s’agit de décortiquer le fonctionnement d’un produit de placement basique. Même si le propos revient ultérieurement sur la fatalité pour les petits investisseurs de perdre de l’argent, c’est au plus tard à ce moment-là que la monstruosité de l’appareil financier devient évidente. Le commun des mortels n’a ainsi strictement rien à y gagner, justement parce que c’est sans exception la banque qui rafle la mise. Or, ce documentaire remarquable ne s’emploie pas à dénoncer platement ce système vicieusement truqué. Il opère au contraire un formidable travail de synthèse et d’analyse, grâce aux observations éclairées de Voss. Celui-ci décrit sans langue de bois une nébuleuse qu’il a lui-même contribué à créer, mais dont il admet librement ne pas connaître et encore moins comprendre tous les tenants et aboutissants. Son regard sur trente ans passés de dérégulation et d’enrichissement sauvages se distingue par le genre de lucidité suprême que seule une expérience de première main peut conférer. Quant à l’avenir, il l’envisage avec un pessimisme qui glace cette fois-ci le sang, notamment quand il évoque le prochain domino à tomber dans la suite de la chute irrémédiable de l’euro.

Car esthétiquement parlant, le film de Marc Bauder a tout d’un chant funèbre. Le deuxième personnage principal y est cet immeuble de bureaux vide dans lequel le banquier s’engouffre. L’architecture glaciale n’y laisse aucune place à l’homme. Ce dernier devient d’ailleurs de plus en plus dispensable dans le réseau informatique, qui calcule et prévoit les moindres variations sur le cours des bourses internationales. Il serait si facile d’y faire régner à nouveau un peu de sens commun et d’abandonner par exemple les spéculations sur les denrées alimentaires ou les obligations des pays en difficulté. Mais tout comme les colosses de la topographie urbaine de Francfort avec leurs façades impénétrables et faussement transparentes bloquent toute tentative d’ingérence venue de l’extérieur, le monde des finances en Allemagne et partout ailleurs reste complètement figé. Rainer Voss en est parfaitement conscient, tout en faisant ici un tour d’horizon passionnant et légèrement mélancolique sur un métier à haut risque. Ces hommes et ces très rares femmes croient pouvoir infléchir l’Histoire de l’humanité avec une simple opération hardie, alors qu’ils ne sont en fait que le symbole le plus représentatif d’une civilisation qui court à sa perte.

 

Vu le 21 octobre 2014, à la Salle Pathé Lincoln, en VO

Note de Tootpadu: