Oranais (L')

Oranais (L')
Titre original:Oranais (L')
Réalisateur:Lyes Salem
Sortie:Cinéma
Durée:129 minutes
Date:19 novembre 2014
Note:

Au milieu des années 1950, Djaffar sympathise de loin avec les activistes révolutionnaires, qui luttent pour l’indépendance de l’Algérie. Alors que son meilleur ami Hamid a l’air d’avoir adopté complètement le style de vie français, il est en fait engagé corps et âme dans la lutte clandestine contre l’oppression coloniale. Djaffar est obligé de le rejoindre, après avoir tué accidentellement un garde-champêtre, qui avait menacé de livrer Hamid aux militaires. Pendant cinq ans, Djaffar intègre le maquis et son ami se crée un puissant réseau politique en exil. A l’indépendance, ils se retrouvent afin de bâtir un avenir radieux pour leur pays. Or, Djaffar peine à se remettre d’une nouvelle terrible qu’il n’a apprise qu’à la libération.

Critique de Tootpadu

La question algérienne constitue la tache la plus récente sur la mémoire française, que les pouvoirs en place des deux côtés de la Méditerranée aimeraient tant laisser tomber dans l’oubli. Cette attitude frileuse se vengera tôt ou tard, puisque les « événements » balayés d’un commun accord tacite trouvent toujours un chemin pour refaire surface. Il en va de notre devoir de mémoire, à l’égard de ceux et celles qui y ont perdu leur vie et d’une façon abstraite d’une reconnaissance de responsabilité collective dans ce dernier chapitre du colonialisme à la française. Bref, ces questions d’Histoire fort gênantes sont au mieux traitées avec des pincettes, en attendant que le passage du temps aura fait son travail et guéri les plaies les plus vives. A l’heure actuelle, ce n’est plus un conflit d’intérêts brûlant. Il existe toutefois encore suffisamment d’émotions bouillonnantes en sourdine, qui risquent d’éclater à la moindre provocation polémique. Le cinéma a rarement été plus téméraire que les dignitaires politiques pour aborder ce sujet, préférant les reconstitutions guerrières sans enjeu social à un traitement plus nuancé de cet adieu dans la douleur en 1962, suivi d’un rapprochement hésitant, qui garde jusqu’à ce jour un arrière-goût d’inachevé.

Une des raisons pour lesquelles ce regard vers un passé commun involontaire peine tellement à se concrétiser est l’absence de voix filmiques assez fortes pour se faire entendre et pour énoncer leur point de vue sans concession. Au fond, le cinéma algérien, dans sa dimension de rayonnement international, n’a pas trop l’air d’exister, en dehors de quelques co-productions françaises confidentielles. Il lui manque un réalisateur de génie, comme Youssef Chahine l’a été pour l’Egypte, voire un artisan honnête comme Rachid Bouchareb, avant qu’il n’aille chercher la réussite de son cinéma engagé sur le marché anglophone. Lyes Salem a clairement le potentiel de devenir l’un des réalisateurs majeurs du cinéma algérien, un sort que nous ne lui souhaitons pourtant pas, tant son discours intelligent et subtil se dérobe à la moindre récupération idéologique. Après des débuts très prometteurs dans le registre de la comédie, il signe ici une fresque historique à la fois ample et intimiste, mais surtout attachée à conspuer tout patriotisme idéaliste.

L’Oranais retranscrit au mieux en filigrane les grands bouleversements qui ont secoué l’Histoire algérienne pendant la deuxième moitié du siècle dernier. Le récit est organisé en trois niveaux temporels distincts, qui entrent cependant assez tôt dans un rapport stimulant de renvois et de mises en abîme. A notre grand soulagement, cette mise en parallèle ne sert point à exacerber le trait ou à rendre l’intrigue plus mélodramatique. Elle procède au contraire à l’élaboration d’une narration délicate et souple, qui trouve autant de matière à briller dans les moments de fête que lors des affrontements verbaux plus sérieux. Le ressenti du pays, de sa culture et de son identité, passe ainsi par un ton grave, mais jamais plombant, joyeux, mais guère oublieux de l’arrière-plan tragique de l’histoire. Car même les démons personnels du protagoniste, focalisés dans la présence de ce beau-fils mal intégré dans le tableau héroïque d’une Algérie libre, n’arrivent jamais à prendre complètement le dessus sur un flux narratif, investi d’une formidable capacité d’adaptation. Des influences de film de gangster ou d’opéra sous-tendent le récit, alors que l’esthétique visuelle du réalisateur, belle et ferme, ne leur permet aucun débordement susceptible de détourner l’attention du spectateur du cœur du film : la quête plus ou moins effrénée de tous les personnages de se positionner – socialement et politiquement parlant – sur l’échiquier miné d’un pays en pleine transition.

Nous sortons donc finement enthousiastes du deuxième film de Lyes Salem, convaincus que nous tenons là un réalisateur en mesure de nous émerveiller et de nous surprendre, grâce à sa sensibilité cinématographique impressionnante. Celle-ci s’exprime d’ailleurs d’une façon particulièrement saisissante dans la séquence de la pantomime, quand l’Histoire devient légende sous l’œil dubitatif des participants, qui se prêtent néanmoins à cette mascarade censée entériner une vision des faits plus consensuelle et rassurante que la réalité. L’essence du film s’y reflète parfaitement, tel le condensé de la démarche globale du film, de réinterpréter le passé sans trop le distordre.

 

Vu le 12 novembre 2014, au Club Marbeuf, en VO

Note de Tootpadu: